dimanche 23 janvier 2011

Comment en était-on arrivés là ? (Partie 1 : 1976-2005)


« Qu'est-ce qu'il se passe ? On n'y comprend rien. Fais attention à toi ». Je ne suis probablement pas le seul entendre ces trois phrases ces temps-ci. La chute du gouvernement de Saad Hariri et la transmission de l'acte d'accusation du TSL ont tendu la scène politique libanaise (et je souligne ce point, je ne parle pas des relations sociales ou de l'atmosphère générale). C'est une crise politique et gouvernementale dans laquelle chacun des acteurs se place pour jouer ses coups, de façon relativement classique. Aux ultimatums de l'opposition ont succédé les ultimatums de la majorité (même si ces deux termes n'ont pas un grand sens), et les pièces sont en place. Et la seule question que je me pose vraiment, ce n'est pas « Y aura t-il la guerre ? » ou « Vais-je passer les vacances de février dans un bateau de l'armée française ? » mais la question beaucoup moins prospective, et bien plus naïve que ceux qui ne connaissent pas l'histoire et le champ politique libanais peuvent se poser dans ce grand foutoir politique : Comment en est-on arrivés là ?

Je sais, et vous aussi probablement, que le Liban est un régime dit de « démocratie confessionnelle » dont j'ai décrit les grandes lignes dans un article, je sais quelles sont les communautés, et je sais vaguement les différencier. Je sais plus ou moins quelles sont les forces politiques en présence, et je sais plus ou moins ce qu'elles demandent. Il me manque deux choses : des faits et une histoire. Sur les faits, on s'accorde, mais un
e histoire est toujours subjective et biaisée. Pire : comment savoir quels faits sont cachés, tabous ? Comment savoir quelle causalité lie ces faits ? Je pourrais faire une recherche exhaustive dans une bibliothèque, en recoupant des dates, mais ce travail me demanderait plusieurs mois. J'ai donc décidé de faire plus simple, et de demander à une personne de me raconter cette histoire, de me la livrer en me donnant des faits, et en faisant une chronologie aussi claire que possible, avec un maximum de données, et de me baser sur ces données pour approfondir. Le résultat sera bien sûr moins objectif, mais il sera plus clair. Voici donc, pour ceux qui me demandent de leur expliquer ce que c'est que ce bordel, un exposé de ce qui nous a menés jusqu'ici.

Le problème, pour appréhender ce dont on parle quand on regarde la situation actuelle, c'est que les phénomènes et les groupes en cours sont liés à des évènements qui n'apparaissent pas centraux au premier abord. Cependant, je me suis aperçu que quand je voulais savoir ce qu'étaient le 8 et le 14 mars, pourquoi le Hezbollah a gagné de l'importance ou pourquoi la Syrie a été présente au Liban, il fallait remonter plus haut dans le temps. Ce premier article parlera donc de ce qui a conduit à l'évènement fondateur de la politique libanaise dans la décennie 2000, c'est à dire à la Révolution du Cèdre.

L'histoire commence en 1976, soit un an après le début de la guerre du Liban qui oppose, de façon très schématique, les forces musulmanes, pro-palestiniennes, plutôt de gauche et les forces chrétiennes, plutôt anti-palestiniennes et de droite. Cependant, ces blocs, s'ils s'engagent dans un conflit de communautés, ne sont pas uniquement des blocs communautaires. La guerre du Liban n'est pas, si l'on en croit Daniel Meier dans son ouvrage « Idées reçues : le Liban », strictement une guerre de religions : « ils [les deux blocs] s'opposaient sur la définition même du Liban, son identité, son projet de société ». Les forces du Mouvement National Libanais (groupe « musulman ») étaient ainsi motivées par des idées largement inspirées du socialisme, quand les forces du Front libanais (groupe « chrétien ») étaient plus conservatrices sur le régime libanais. Je ne reviens pas sur les causes de la guerre et sur son déroulement, toujours est-il qu'en 1976, motivées essentiellement par un souhait de stabilité et pour s'opposer (à ce moment là) au MNL, les troupes syriennes envahissent et occupent une partie du Liban. Par la suite les évènements feront se repositionner la Syrie vis à vis des deux blocs, et elle se rapprochera à l'inverse des forces progressistes (toujours d'après D. Meier). Cette invasion est importante, on le verra, pour la suite des évènements, et peut même être considérée comme le « premier domino » qui conduira à la mort en février 2005 de Rafic Hariri.

Or, la personne de Hariri, et sa situation dans les divers « coups » qui se jouent alors et se jouent encore est centrale. Pour comprendre le personnage, il faut (paraît-il) remonter à 1983 et à la conférence de Lausanne qui vise à rétablir la paix au Liban. A cette conférence, et bien qu'il y ait une délégation libanaise, Hariri siège parmi les envoyés saoudiens. Hariri est alors moins un homme politique qu'un entrepreneur spécialisé dans le bâtiment, de basse extraction et qui construit sa fortune en Arabie Saoudite. Après l'accord de Taëf défendu par la Syrie, accord qui entérine la présence syrienne et exige une réforme constitutionnelle, Hariri fait partie des hommes politiques soutenus par la Syrie. Il se lance dans le projet qui le rendra célèbre : reconstruire Beyrouth. Cependant (toujours si l'on en croit Meier), « le but de l'opération était clairement le gain immobilier ». La reconstruction du centre-ville comme celle de l'aéroport apporteront ainsi de nombreux gains à Hariri à travers sa société Solidere. De plus, l'endettement de l'Etat libanais auprès de banques privées dont le leader est actionnaire contribue à faire passer Hariri aux yeux des deux amis qui me racontent l'histoire pour un homme ayant vu dans les fonctions politiques qui lui incombent sur l'impulsion de la Syrie un bon moyen de faire des affaires. Pour Meier, son action est guidée « par un esprit entrepreneurial et élitaire », en guidant des projets de riches au détriment d'autres actions (Meier site les actions envisagées en matière d'assainissement des eaux ou de transports en commun, abandonnés au profit de la reconstruction du centre-ville.

Si la Syrie était un allié acceptable pour les hommes proches de l'Arabie Saoudite (et au travers d'elle, des Etats-Unis) depuis 1991 (la Syrie et les Etats-Unis ayant passé un accord que mes amis me résument comme consistant en « Nous faisons ce que nous voulons en Irak, et vous gagnez le Liban »), la situation change en 2001. En effet, la Syrie fait officiellement après le 11 septembre partie des Etats membres de « l'axe du Mal » américain. Le basculement définitif de Hariri peut à peu près être daté de la réunion de l'hôtel Bristol, en 2004, qui a vu naître ce qui allait par la suite devenir le mouvement du 14 mars, rassemblant alors des leaders politiques chrétiens (issus du rassemblement chrétien anti-syrien de Kornet Chekhwan fondé dès 2001), druzes (dans la personne de Walid Joumblatt, chef du Parti Socialiste Progressiste) et sunnites (autour de Hariri). Cependant, il s'était éloigné de la Syrie avant de passer de façon ouverte à l'opposition, en s'opposant par exemple à la reconduite du président de la République Emile Lahoud et en manifestant cette opposition en quittant son poste de Premier Ministre.

L'apparition d'une telle opposition anti-syrienne avait été facilitée d'une part par l'entrée de la Syrie dans la liste de « l'axe du Mal » mais également par deux autres évènements (selon Meier, encore). D'une part, l'arrivée de Bachar el-Assad au poste de président syrien à la mort de son père. En 2000, « [la fin de l'ère Hafez el-Assad et l'avènement de son fils] déclenchèrent un vent d'espoir qui irradia jusqu'au Liban ». Tout comme à la succession au Maroc du roi Hassan II par son fils Muhammad VI, le fils al-Assad apparaît comme un dirigeant libéral vis-à-vis de la politique de son père (ce que m'expliquait un syrien à Damas). Le Printemps de Damas, tout comme sa fin face à l'emballement des mouvements de défiance, contribuèrent à la naissance et à l'organisation du mouvement anti-syrien. D'autre part, du fait de la disgrâce syrienne auprès des Etats-Unis, le Conseil de Sécurité des Nations Unies adopte en 2004 la résolution 1559, laquelle exprime clairement le point de vue de la communauté internationale sur la présence syrienne au Liban. Le Conseil de Sécurité :

  1. « Demande à nouveau que soient strictement respectées la souveraineté, l’intégrité territoriale, l’unité et l’indépendance politique du Liban, placé sous l’autorité exclusive du Gouvernement libanais s’exerçant sur l’ensemble du territoire libanais ;
  2. Demande instamment à toutes les forces étrangères qui y sont encore de se retirer du Liban ;
  3. Demande que toutes les milices libanaises et non libanaises soient dissoutes et désarmées ;

  4. Soutient l’extension du contrôle exercé par le Gouvernement libanais à l’ensemble du territoire du pays ;

  5. Se déclare favorable à ce que les prochaines élections présidentielles au Liban se déroulent selon un processus électoral libre et régulier, conformément à des règles constitutionnelles libanaises élaborées en dehors de toute interférence ou influence étrangère ; »

Le message est clair : pour l'ONU, la Syrie doit partir, et les milices doivent être désarmées (y compris le Hezbollah, première milice concernée et dont le rôle sera important dans les blocs qui se formeront après la mort de Hariri).

La scène est donc plantée, et a posteriori on peut facilement se dire qu'il ne manquait probablement qu'un événement pour que la crise advienne. Cet événement sera, évidemment l'assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, qui provoquera la deuxième partie de l'histoire. Sa mort, la première d'une série d'assassinats (pour l'essentiel de personnalité anti-syriennes) conduit à deux évènements : la Révolution du Cèdre qui a vu se former les deux blocs du 8 et du 14 mars et partir les troupes syriennes, et la création du Tribunal Spécial pour le Liban. Ce sont ces deux phénomènes qui nous conduisent à la crise de 2011.

(Ce que vous verrez dans le prochain article)


Pour écrire cet article, je me suis basé largement sur la discussion que j'ai eue avec Y.AM. et R.C., que je remercie beaucoup d'avoir pris sur leur temps pour m'aider à comprendre. J'ai aussi utilisé le livre de Daniel Meier, "Idées reçues : le Liban".
Comme à chaque fois, cet article n'est pas un article scientifique, et je ne suis pas un expert. Merci de me signaler mes erreurs ou mes oublis.
Enfin, je précise que je ne sais pas qui a assassiné Hariri, il y a un tribunal pour ça.